Nouveau Départ ft. Tessa Taylor

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Nouvelle vie. Nouvelles règles

Domaine d'Almara, Janvier 2019

A Almara, l’hiver n’avait pas tellement laissé de traces … ou du moins pas encore. Si l’herbe verte du domaine avait subis quelques gelés nocturnes, le temps était resté étonnamment doux pour la saison. Noël était passé depuis longtemps et janvier tendait à sa fin sans qu’ils n’aient encore vu le moindre signe de neige. Posté devant le parvis du manoir pourtant, perché en haut des quelques marches, chacune des respirations effectuées par le directeur laissaient derrière elles un nuage de vapeur dès qu’elles rencontraient l’air frais du matin. Midi était encore loin d’être là et malgré les innombrables choses qui requéraient sa présence Valerian attendait, patient. Dans son attente il n’était pas tout à fait seul : de passage Alessendro avait fait une halte pour lui tenir compagnie un instant, mais aussi et surtout pour s’enquérir de cette nouvelle tête qui promettait de pointer, tôt ou tard, le bout de son nez dans son écurie. Sa curiosité assouvie, ses questions le menèrent finalement au cheval auquel serait associé cette jeune fille, cette Tessa Taylor qui ne tarderait désormais plus à arriver.

— Alors Valerian, qui avez-vous choisi cette fois ? demanda le maître d’écurie, les yeux rivés en direction du chemin d’où viendrait forcément la voiture apportant la jeune fille.

— Une des juments du troupeau saisit le mois dernier. Celle qui n’en fait qu’à sa tête, Vanilla répondit le directeur. Alessendro souleva un sourcil.

— La gamine a de l’expérience dans les chevaux ? questionna le palefrenier, un peu sceptique.

— Pas à ma connaissance déclara Valerian. Le vieil homme resta un instant silencieux, lui jeta un regard en biais.

— Des fois je me questionne, Valerian. Êtes-vous cinglé ? Inconscient ? Sadique ? Un peu des trois ? demanda-t-il, sans véritablement attendre de réponse.

— L’âge vous rend frileux, Alessendro. Ça va bien se passer, vous verrez assura Valerian.

Le maître d’écurie fit une moue, trop peu convaincu. Au loin soudainement, le bruit de pneu roulant sur le gravier se fit entendre et Alessendro décida qu’il était temps pour lui de s’éclipser. Si le vieux palefrenier était toujours le premier à rester lors de l’arrivée de nouveaux chevaux, l’accueil des résidents n’était pas sa tasse de thé … les résidents tout court, d’ailleurs. Il gratifia Valerian d’une tape sur l’épaule qui ne l’ébranla pas même avant de disparaître en direction de l’écurie bien avant d’être vu, du moins l’espérait-il. Valerian quant à lui demeura de marbre, les yeux rivés sur la voiture qui approchait, stoïque dans son costume sombre mais pas moins élégant. Il y avait, dans les premiers instants d’un résident au domaine, des détails qui en disaient toujours long et que le directeur ne comptait pas louper.

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Taylor portait cet air propre aux gens brisés, qui pour survivre avaient érigés des remparts de part et d’autres de leur existence et qui, se croyant intouchables derrière leur forteresse, s’imaginaient ne plus rien avoir à perdre. Les cheveux courts presque négligés, le directeur la vit lever un instant les yeux vers la bâtisse derrière-lui. Son détachement n’étonna pas le directeur, c’était là un mécanisme normal, logique, prévisible.

— Bienvenue à Almara, mademoiselle Taylor déclara le directeur, sans donner suite à la remarque de l’adolescente. Mon nom est Valerian Hayes. C’est moi qui suis en charge ici et j’espère que vous trouverez ici ce que vous êtes venu cherché affirma-t-il.

Valerian jeta un coup d’œil en direction de la voiture, s’étonna un instant de la trouver vide, exception faite du chauffeur. Tel un vulgaire coli gênant, Taylor avait été déposée sur le seuil de sa porte et désormais livrée, Valerian n’avait plus qu’à signer le bon de réception. Ce qu’il prit pour un manque de considération ajouta une nouvelle pièce à ce puzzle qui, doucement mais surement, commençait à se dessiner devant lui.

— Je m’étais imaginé que vous seriez accompagné en arrivant ici fit remarquer Valerian.

C’était la coutume mais pas une règle et de toute évidence, le foyer d’où venait Taylor ne s’était pas embêté avec les convenances … sa consœur psychologue non plus d’ailleurs. Valerian se garda d’en faire la remarque devant l’adolescente – mauvaise idée, de critiquer ses collègues dès les premiers instants – au lieu de cela, il désigna le mégot resté au sol, perdu parmi les gravillons.

— Cette cigarette sera la dernière de votre séjour ici déclara le directeur. Puis, il indiqua la voiture d’un signe de tête. Si vous avez d’autres affaires à prendre, c’est le moment affirma-t-il.

Valerian salua le chauffeur à travers la vitre fermée de la voiture … un coursier, rien de plus, rien de moins, aussi ne s’y attarda-t-il pas. Par la suite, le directeur conduisit l’adolescente à l’intérieur. L’entrée principale donnait sur le Hall d’Accueil, carrefour du rez-de-chaussée. En son centre, recouvrant une partie du parquet se trouvait un grand tapis rectangulaire d’un orange vieilli, marqué de mosaïques noires que le temps avait rendu pâles. Une table de bois, massive et circulaire, trônait au cœur de la pièce, brillante. Partout ailleurs, bien des portes fermées cachaient encore leurs mystères.

— Vous avez pris connaissance du règlement intérieur, je suppose ? questionna à moitié le directeur. Il l’espérait plus qu’il ne le demandait. Les drogues, dont le tabac, sont interdits au domaine, ainsi que l’alcool et autres dérivés rappela le psychiatre. A son sens le sous-entendu était relativement clair, car Valerian n’était pas sans connaître les goûts prononcés de l’adolescente pour ce genre de choses. Si vous avez besoin d’aide avec ça, rappelez-vous que nous sommes là. Je ne sais pas encore vraiment où vous en êtes à ce sujet mais n’ayez pas l’arrogance de croire que vous y arriverez seule, sans mal. Aussi, je vous déconseille de tricher : tout se sait ici assura le directeur.

Oui, tout finissait par se savoir ici, le bien comme le mal. Si Valerian n’avait pas la prétention de se croire omniscient, il n’était pas seul à gérer cet endroit.

— Dans un premier temps, vous serez en chambre commune avec d’autres résidents, qui tout comme vous viennent d’arriver expliqua le directeur. Dans les semaines à venir vous serez en observation, le temps que vous vous fassiez à la vie ici et que vous vous imprégniez de ses règles. Venait la partie la plus délicate. Cela ne manquera pas de vous paraître drastique à une époque comme la nôtre, mais pendant le mois à venir vous serez coupé du monde extérieur et de vos contacts. Je n’ai qu’un seul moyen de m’assurer que vous le fassiez vraiment assura Valerian. Il va me falloir votre téléphone, votre paquet de cigarettes, votre briquet et tous objets entrant dans la liste des choses interdites ici. Encore une fois, je vous déconseille de tricher.

Échauffement, ouverture des hostilités. Tout en douceur.

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Non, personne ne l’avait accompagné pour venir jusqu’ici et l’adolescente ne manqua pas de commenter cette idée. Loin d’apprécier ses termes, Valerian laissa cependant couler … Taylor l’ignorait encore, mais il en fallait bien plus pour sortir Valerian Hayes de ses gonds.

— Et bien, malgré tous ses défauts c’est grâce à cette "conne de psychologue" que vous êtes ici, à vous d’en tirer les conclusions qui vous paraitront justes. J’aurai aimé qu’elle soit là pour votre arrivée, mais je peux comprendre son choix ... si vous mettiez moins d’énergie à repousser ceux qui tentent de vous aider, peut-être que les gens commenceraient à vous considérer fit remarquer Valerian.

Oui, peut-être Valerian commençait-il à comprendre un peu mieux la non-motivation de sa comparse psychologue à accompagner sa patiente. Taylor était comme un animal, sauvage et blessé, s’éreintant pour sa liberté : elle repoussait avec ardeur les mains qu’on lui tendait, mordait lorsque l’occasion se présentait, ignorant les bienfaits potentiels de ces mains … mais Taylor avait beau jouer aux durs, ses blessures demeuraient et Valerian le savait.

Contre toute attente, l’adolescente lui tendit ses effets lorsque le directeur les réclama, non sans le gratifier de commentaires toujours plus cinglants et provocants. Il fallait bien l’avouer, Taylor faisait un effort considérable pour se faire détester et sans doute s’imaginait-elle en mesure de lui faire perdre patience. Sortant un stylo de l’une de ses poches, le directeur inscrivit le nom de l’adolescente sur le paquet de Marlboro qu’elle venait de lui donner, avant d’enfouir le tout dans sa veste. Un sevrage radical, une mauvaise idée ?

— Laissez-moi rester juge de ce qui est bien ou mal déclara le directeur. Pour ceux qui s’y pliaient le sevrage était rude bien sûr, mais Valerian savait bien que rares étaient ceux qui s’y contraignaient vraiment dès le départ : Taylor n’était pas la première maline à se soustraire au règlement. Ici, rien n’arrive sans rien et les gens ont ce qu’ils méritent. Vous vous rendrez vite compte qu’il est préférable de jouer le jeu avec les règles imposées … vous ne voudriez tout de même pas rester ici toute votre vie, hum ?

La question était rhétorique bien sûr, pourtant Valerian ne doutait pas un seul instant de voir Tessa trouver une réponse à donner. Par la suite Taylor lui offrit une nouvelle remarque de son cru, toujours pimentée par cette volonté de provoquer à laquelle Valerian s’était déjà habitué.

— Les autres sont comme vous, mademoiselle Taylor : ils n’ont personne répondit le directeur, tranchant, conscient de la portée de ses paroles. Il mentait un peu, certes : tous ses résidents n’étaient pas orphelins et sans attache, mais Taylor n’était pas obligée de le savoir. Certains ici se sont fait tabasser par leur "p’tite maman" ou violer par leur "petit papa", passer un coup de fil dans ce genre de circonstances serait malvenu, vous en conviendrez. Il me semble cependant que vous êtes plutôt de l’autre bord, celui des agresseurs, je ne m’attends donc pas à ce que vous ressentiez de la pitié ou bien de la compassion. Vous êtes une dure à cuir vous, hum ? Rien ne saurait atteindre votre cœur emmuré. Oui, Valerian entrait dans son jeu et oui, il se foutait d’elle. Lui aussi pouvait être provoquant et le directeur avait le luxe d’être chez lui : personne ne viendrait lui reprocher ses méthodes, celles-là même dont certains, en cabinet, n’osaient user. J’espère pour vous que vos bases sont solides, mademoiselle Taylor, car ici elles ne manqueront pas d’être ébranlées.

Valerian l’attendait au tournant et il ne s’en cachait pas. L’espace d’un instant le directeur avisa sa montre … l’heure tournait et bien des choses les attendaient encore.

— Les chambres des résidents se trouvent au premier étage, je vais vous y conduire. Vos affaires vous y retrouveront bientôt. Le prochain repas aura lieu au fond de cette aile – Il désigna l’aile ouest du manoir – à 12h30, j’espère vous y retrouver. L’extinction des feux à lieu à 21h, si vous êtes hors de votre dortoir passée cette heure, vous aurez des problèmes déclara le directeur. Est-ce que vous avez des questions, mademoiselle Taylor ? lui demanda-t-il enfin.

Valerian s’attendait à à peu près n’importe quoi.

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— Hum, vous croyez que vos bénéficiaires payeront votre séjour ici toute votre vie ? lui répondit-il. Je gage que votre avis sur la question changera le jour où vous serez obligé de travailler pour moi sous prétexte que je refuse de signer vos papiers de sortie. Ne vous y trompez pas, mademoiselle Taylor : cet endroit est votre dernière chance. Vous pourrez me faire chier autant que vous voudrez, mon rôle est de faire en sorte que les choses fonctionnent et je compte bien remplir ce rôle, quel que soit la force que vous déploierez pour l’empêcher assura le directeur.

Tessa Taylor avait-elle déjà rencontrée adversaire plus tenace ? Sans doute pas, et sans doute n’avait-elle pas non plus l’habitude qu’on se batte pour elle, même si cela revenait dans un premier temps à se battre contre elle. Valerian n’était pas homme à abandonner facilement et Taylor ne manquerait pas de s’en rendre compte. Le directeur savait reconnaître ceux qui avaient besoin d’aide et sur ce point non plus, Taylor ne le décevait pas. Pas fragile, hum ? Bien sûr, bien sûr … son masque avait beau être opaque, Valerian y voyait au travers comme à travers une vitre.

Les questions qui suivirent furent à la hauteur du personnage. S’imaginait-elle le gêner avec ses questions et insinuations scabreuses ? Bien tenté, mais Valerian n’était pas né de la dernière pluie et les tabous n’existaient pas chez lui. Ses années en psychiatrie aux côtés des freudiens l’avaient rôdé sur la question ; Taylor pouvait bien insinuer ce qu’elle voulait, elle n’en resterait pas moins une petite joueuse. Patient, Valerian lui répondit tout de même, bien qu’il doutait du réel intérêt de la jeune fille sur la chose.

— Vous serez en chambre commune jusqu’à ce que je vous juge, de manière tout à fait arbitraire, suffisamment investie pour mériter mieux déclara Valerian. Pouvait-il faire plus clair ? Sans doute pas. Chaque chambre possède sa propre salle de bain, que vous devrez entretenir vous-même … pour les détails, vous n’aurez qu’à vous arranger avec votre futur compagnon de chambre, Norbert Kandinsky. Je suis certain que vous ne manquerez pas de vous entendre avec lui. Si cela ne le dérange pas de vous entendre gémir dans votre coin, ma foi …

Il laissa sa phrase en suspens, laissa place aux sous-entendus. Valerian n’était pas omniscient et Taylor pouvait bien faire ce qu’elle voulait dans son lit, pour peu qu’il n’en ait pas vent. Cela dit, le directeur ne s’inquiétait pas trop sur la question : Taylor avait de la tchatche et sans doute n’avait-elle que cela, quand à Kandinsky … Kandinsky n’était pas de ce bord-là et Valerian le savait bien.

— Bien, laissez vos affaires ici, quelqu’un se chargera de les monter à l’étage affirma le directeur. Il est temps pour vous de faire la rencontre du cheval qui vous a été attribué. La jument se trouve dans l’une des prairies qui annexent le domaine, un peu de marche vous fera du bien assura Valerian. Il s’apprêta à partir, lorsqu’il se ravisa soudainement. Oh et, mademoiselle Taylor. Il fit une courte pause. La prochaine fois que vous me tutoyez, je vous fais passer vos trois premiers jours ici en salle d’apaisement. Il n’y a pas de télé là-bas, soyez-en assurée.

Valerian lui jeta un regard entendu. Taylor n’avait sans doute aucune idée de ce qu’était la salle d’apaisement mais le directeur faisait confiance à son imagination pour lui donner quelques éléments de réponse, les plus importants. Valerian était patient, mais il ne se laissait pas marcher sur les pieds deux fois.

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— Vous n’imaginez pas si bien dire rétorqua le directeur.

A ce jeu-là, Taylor avait plutôt intérêt à se méfier, au risque de se faire prendre. La gamine était violente, oui, et Vanilla l’était tout autant … c’était bien pour cela qu’il les avait mis ensemble. Vanilla ne manquerait pas de lui donner cette leçon que personne, au domaine, n’était légalement autorisé à faire. Valerian espérait-il voir la jument lui rendre la monnaie de sa pièce ? Oui, absolument, et cela n’avait rien à avoir avec du sadisme. Jusqu’à présent, l’adolescente avait toujours réglé ses problèmes par la force ou peu s’en fallait, mais les choses avec Vanilla seraient différentes et la gamine ne manquerait pas de s’en rendre compte.

Par la suite – et pour la première fois depuis qu’ils s’adressaient la parole – Tessa le questionna de manière constructive, l’espace de quelques mots. Cela se dégrada vite bien sûr et rapidement elle reprit ses habitudes, mais loin de s’en préoccuper Valerian s’engouffra dans la faille. Une part de légitimité résidait dans sa question … oui, pourquoi vouloir domestiquer cette bête ? Pourquoi la dresser, pourquoi la forcer à rester avec l’Homme ?

— Loin des Hommes, ces chevaux ne survivraient pas répondit Valerian, feignant de ne pas avoir entendu la fin de sa phrase. Les chevaux libres n’ont plus leur place dans notre monde, pas en France du moins : nos maisons et nos villes ont pris la place de leur territoire, et ce qu’il reste est traversé par nos routes goudronnées expliqua le directeur. Nous les avons domestiqués jadis, et désormais nous en sommes responsables. Leurs sabots ont besoin d’être parés puisqu’ils ne peuvent plus les user, leurs dents ont besoin d’être vérifiées puisqu’ils ne mangent plus comme leurs ancêtres. Ils doivent être vaccinés, et parfois soignés … c’est plus facile lorsqu’ils veulent bien se laisser faire.

Oui, l’homme moderne se devait aujourd’hui de palier à toutes ces choses dont les chevaux modernes étaient privés. Valerian connaissait bien sûr l’existence des chevaux sauvages des rizières camarguaises, mais là encore les chevaux ne se passaient pas de l’homme. Quant aux autres ? Les chevaux sauvages du reste du monde restaient rares et en perdition, et lorsque malgré tout ils prospéraient, l’homme réglait le problème à coup de fusil, perchés du haut d’un hélicoptère. Non, le cheval sauvage n’avait plus sa place dans leur monde et l’Homme s’en assurait tous les jours.

— Cette jument n’a pas demandé à exister, et c’est de notre faute si elle existe déclara le psychiatre. L’abandon des hommes l’a rendu comme ça, et c’est à nous de lui montrer qu’une autre vie est possible, plus douce, moins hostile. C’est votre tâche à vous, plus spécifiquement … mais sans doute aurez-vous d’abord besoin de le comprendre vous-même pour cela.

Sans crier garde, pour la première fois Valerian mentionnait sans détours ni doute possible l’une des problématiques de Taylor, que le directeur avait su percevoir, là aussi, bien avant son arrivée. Oui, il existait autre chose que ce qu’avait jusqu’à présent vécu Tessa Taylor, et d’autres réalités que celles qui s’étaient toujours présentées à elle. Taylor n’y croyait pas bien sûr, alors comment pouvait-elle persuader Vanilla ? En cela résidait tout le travail, celui du psychiatre autant que le sien.

— Osez me dire qu’à choisir, vous préférez dormir dans la rue plutôt qu’au chaud dans un lit, nourri et blanchi poursuivit Valerian. Nos ancêtres aussi vivaient dehors, mais qui aujourd’hui accepterait de plein gré cette vie ? questionna le directeur. Il laissa la réponse en suspens. Cette option, Vanilla ne la connait pas encore, un peu comme vous, Taylor. Lorsqu’il n’y a qu’une seule option, je n’appelle pas cela "faire un choix".

Oui, faire un choix impliquait l’existence de plusieurs options. Vanilla en avait-elle eu, et en avait-on laissé à Taylor ? La réponse était évidente et si Valerian savait ses paroles justes, il savait aussi que la jeune fille ne manquerait pas de s’insurger contre elles … n’était-ce pas ce qui se produisait lorsque la fierté rencontrait la vérité ? Valerian connaissait bien se sentiment là, mais il savait aussi que ses mots finiraient par cheminer dans l’esprit de l’adolescente, peut-être pas aujourd’hui mais demain, ou plus tard.

Finalement, la conversation reprit le ton habituel. Taylor remettait en cause sa ressemblance avec Vanilla, sous-entendait sa vacuité … de nouveau, un sourire naquit sur le visage du directeur. Le psychiatre comptait bien lui prouver qu’elle avait tort.

— Laissez-lui le temps de vous surprendre répondit Valerian. Puis, presque soudainement, sur ce qui semblait être un coup de tête Valerian désigna la clôture. Entrez dans l’enclos intima-t-il à la jeune fille.

Son ton était clairement celui d’un ordre, qui ne laissait nulle place au choix ni à la discussion. Du regard, le directeur la dissuada de parlementer et lorsqu’elle fut finalement de l’autre côté, Valerian la rejoignit, prenant soin d’éviter le filament électrique qui doublait les lisses de bois. A leur entrée dans le champ, les chevaux devinrent nerveux, s’agitèrent quelques instants.

— Vous êtes Valerian Hayes, et voici Tessa Taylor déclara le psychiatre en désignant la jument. Essayez de lui montrer que vous lui voulez du bien, et voyons qui de vous ou de moi a raison. Valerian lui tendit le seau de grain, la forçant à le prendre. Tenez. Un avantage que je n’ai pas eu.

Et il s’éloigna d’un pas, laissant Taylor avec la jument. Avec insistance, le directeur l’observa, réduisant drastiquement ses choix. Etait-ce raisonnable ? Bien sûr que non, mais le jeu en valait la chandelle. Valerian en était presque certain, jamais la jument ne daignerait s’approcher ; mieux encore, il espérait qu’elle la repousserait ou qu’elle fuirait, tout comme Tessa l’avait fait avec lui. Oui, Vanilla et Tessa se ressemblaient … et si d’aventure la jument le faisait mentir ? Pour cela aussi, Valerian avait prévu le coup.

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— Heureusement que les gens d’ici n’abandonnent pas aussi rapidement que vous fit-il remarquer.

Vraiment, ce premier essaie avait été pitoyable. Pouvait-on vraiment parler d’essaie, d’ailleurs ? Taylor ne lui avait pas vraiment laissé cette impression … non, pour Valerian, Tessa Taylor n’avait pas même essayé. Elle avait fait un pas sans même chercher à en faire un second : à la moindre résistance, elle avait fait demi-tour pour en faire trois en arrière. Où était passé sa belle arrogance, sa belle assurance ? N’était-ce finalement que de la fumée ? Oui, de la fumée qui au moindre vent de dissipait. En demandait-il trop à la jeune fille ? Sans doute oui, mais elle l’avait bien cherché.

— Vous avez peur, Taylor déclara le directeur. Vous vous cachez derrière un masque dans l’espoir que personne ne verra ce qui se trouve derrière, et vous redoutez ce qui arrivera le jour où il tombera. Vous vous cachez derrière un personnage fort, sûr de lui, n’ayant peur de rien ni personne, mais quand arrive la difficulté et que l’heure vient de faire vos preuves ? Il n’y a plus personne affirma-t-il.

Valerian la dévisagea un instant. Il n’y avait dans le regard du directeur nulle satisfaction, nulle déception, pas même de regret – aux deux acceptations du termes – Hayes venait-il de piéger la gamine ? Peut-être un peu, oui, et cela non plus il ne le regrettait pas. Il venait de la mettre au pied du mur et comme il s’y était attendu, la jeune fille avait fait demi-tour plutôt que de tenter de l’escalader.

— La "bourgeoisie" vous tend la main, mademoiselle Taylor, mais cette main ne restera pas tendue éternellement déclara Valerian, faisant clairement référence aux propos tenus par la jeune fille quelques instant plus tôt. Tentait-il de lui faire comprendre, l’air de rien, que sa patience avait des limites et qu’il n’attendrait pas éternellement son bon vouloir ? Absolument. Nous aurons l’occasion de reparler de tout cela assura-t-il.

Valerian jeta un regard en direction de la prairie. Déjà, les chevaux s’étaient éloignés, abandonnant les humains à cette danse bien étrange. Il y avait, entre les deux individus, un fossé que le psychiatre ne s’était pas imaginé et qu’il doutait de pouvoir un jour combler tant Taylor s’affairait à le creuser. Si Valerian n’avait jamais eu à vivre dans la rue, Taylor avait tort de s’imaginer qu’il avait toujours vécu dans le luxe et l’abondance. Son enfance, le garçon qu’il avait été l’avait passé à Paris, dans un appartement miteux que sa mère à elle seule avait toujours eu du mal à payer. Valerian n’avait jamais manqué de rien, mais sa mère avait toujours refusé avec véhémence le moindre cents de la part de William Hayes. Même après la mort de sa mère, sa vie n’avait pas tellement changé : son père l’avait envoyé en internat, se contentant de l’accueillir occasionnellement à Almara, sans doute lorsqu’il n’en avait pas le choix. Son argent, Valerian l’avait gagné avant d’en hériter … non, leur vie n’était pas comparable, mais à leur manière ils avaient leurs tragédies, certaines plus lourdes que d’autres. Cela avait-il vraiment de l’importance ? Pas vraiment, car dans le fond Taylor n’avait pas tout à fait tort : Valerian n’était pas en mesure de savoir ce qu’était la vie dans la rue, ni toutes les difficultés qu’elle impliquait. Comment le pouvait-il, lui qui vivait aujourd’hui dans un palais d’or ? Et elle, comment pouvait-elle s’imaginer tableau plus nuancé, alors qu’il portait un costard à mille euros ? C’était impossible et Valerian ne chercha pas même à la contredire. Pour quoi faire ? De sa version, la fille s’en fichait bien. La haine demandait moins de travail que la compréhension. Un instant, Valerian épousseta sa manche, rajusta sa veste.

— Bien, rentrons au manoir. Vous avez assez brillé pour aujourd’hui affirma le directeur, un peu trop sarcastique.

Oui, Valerian l’avait assez vu pour aujourd’hui.

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Non, Valerian Hayes et Almara n’étaient peut-être pas ce à quoi Tessa s’était attendu. Sa déception, Valerian pouvait la comprendre aisément, elle pour qui la vie était parsemée d’embuches et d’épines. Avait-elle cru que le domaine se contenterait de l’accueillir sans rien demander en retour ? Malgré toute l’énergie qu’elle déployait pour faire croire le contraire, s’était-elle imaginé au fond, très au fond, qu’Almara serait différent ? Sans doute, et quelle désillusion de se rendre compte qu’ici aussi, elle allait devoir faire ses preuves et se battre. Ce genre de combat, cependant, Taylor n’en avait surement jamais rencontré encore. L’esprit sauvage de Tessa Taylor était bien la dernière chose qui inquiétait Valerian : loin de vouloir le briser ou même d’avoir le désir de la faire rentrer dans une case, son but était de la modeler, de l’adapter … Valerian voulait la faire changer, oui, pour la faire avancer et non pas l’arrêter. Tessa avait le droit de ressentir la colère, le dégoût, l’injustice et même la haine, et elle avait aussi le droit de ne pas être d’accord avec les autres, mais pour l’exprimer elle ne pouvait pas hurler à tout bout de champ, ni toujours en venir aux mains et envoyer tout valdinguer. Si certains, avant lui, n’avaient pas manqué de tenter de redresser ces défauts chez Tessa Taylor, Valerian lui ne comptait pas se contenter de racler la surface : faire disparaître le problème était inutile si la cause n’était pas réglée. C’était comme mettre un pansement sur un tuyau percé : le problème était certes résolu, mais cela finissait toujours par fuir de nouveau, puis par éclater. Cette cause, Valerian l’entrapercevait à mesure que son entrevue avec Tessa Taylor s’étirait, s’éternisait … Hayes doutait d’être le seul à l’avoir aperçu, mais sans doute serait-il le seul à tenter de la résoudre vraiment. Dans cette entreprise, le directeur allait se heurter – se heurtait déjà – à la non-coopération de la jeune fille qui, à l’instar d’un cheval jadis maltraité, refusait de faire de nouveau confiance. Face à tant d’adversité et de résistance, bien des gens avaient baissé les bras et Valerian pouvait le comprendre … Taylor y était désormais habituée, et sans doute était-ce là tout ce à quoi elle s’attendait de cet endroit et de son directeur. Valerian avait bien l’intention de déjouer ses pronostics, même s’il fallait d’abord passer par l’orage et l’hiver avant de voir venir les beaux jours.

— Je ne baisse pas les bras, Taylor, mon nom n’est simplement pas Don Quichotte, et je ne combats pas des moulins lui répondit Valerian. Je suis persévérant, pas obstiné. Certaines choses peuvent être changées, d’autres ne le peuvent pas. Je n’abandonne pas facilement, mais je sais reconnaître les choses lorsqu’elles sont impossibles assura-t-il. Je ne suis pas un tyran. Si vous ne voulez pas que les choses changent, je ne les changerai pas à votre place.

C’était là une règle qu’il avait apprise très tôt, et dont la véracité lui avait très vite éclaté au visage : dans la vie, on ne pouvait pas sauver tout le monde. Pour certains c’était impossible, physiquement, physiologiquement, et quant aux autres certains ne le voulaient simplement pas. Si Valerian avait le courage de changer ce qui pouvait l’être, il avait la sérénité d’accepter ce qui ne le pouvait pas, et la sagesse de savoir faire la différence … du moins le plus souvent. S’il était encore trop tôt pour déterminer dans quel cas se trouvait Tessa Taylor, Valerian n’en balayait pas moins l’idée, n’en ignorait pas l’éventualité.

— En vous acceptant ici, je m’étais imaginé trouver en vous une ombre de bonne volonté ou quelque chose s’en rapprochant … après tout, personne ne vous a forcé à venir ici. Peut-être ai-je eu tort, ou peut-être n’êtes-vous simplement pas encore prête … nous le saurons bien assez tôt, je suppose déclara le directeur. Quant au reste, qu’est-ce que vous vous imaginiez ? Qu’on allait vous dorloter et vous offrir des chocolats chauds, et vous chanter des berceuses pour vous endormir le soir ? Je vous l’ai dit : ici, tout se mérite. Sans doute les choses iraient-elles mieux si vous écoutiez pour comprendre, et non pas pour répondre.

Des leçons, encore et toujours ; des leçons qui ne manqueraient pas d’agacer la jeune fille mais qui, il le savait – l’espérait – finirait par cheminer dans son esprit un jour ou l’autre. Si l’orgueil était prompt à teinter les réactions, la raison finissait toujours par faire son bout de chemin. Qui mieux que lui pouvait le savoir ?

— Je vous donnerai du temps, Tessa, mais pas l’éternité déclara-t-il finalement après un instant de silence.

La phrase raisonna un moment, la mention du prénom de la jeune fille plutôt que de son nom n’y étant pas pour rien. Oui, Valerian comptait lui donner du temps, mais pas toute la vie. Cette seconde chance que Tessa se voyait offrir, d’autres l’attendaient eux aussi : si la jeune fille ne voulait pas la saisir, le directeur finirait par la tendre à quelqu’un d’autre, et malgré tout ce que Taylor pouvait dire ou s’imaginer, la difficulté n’avait rien à voir avec tout ça … Valerian était simplement pragmatique, osait-il croire juste. Pourquoi perdre une place pour quelqu’un qui ne voulait pas avancer, quand d’autres attendaient désespérément leur tour ? La vérité était là : Taylor avait bien plus à perdre qu’elle ne l’imaginait. Loin d’être une terre promise, les places à Almara restaient convoitées, et le nombre toujours plus grandissant de nouveaux dossiers apportaient de l’eau à son moulin.

Par la suite, dans un silence presque pesant la résidente et le directeur prirent le chemin du manoir, semblable ou presque à celui qu’ils avaient emprunté à l’allé. Laissant Taylor le suivre, Valerian traversa de nouveau le hall d’accueil avant d’attaquer les marches qui menaient au premier étage. Deux longs couloirs composaient cette partie de la maison, et sans attendre Hayes prit celui de gauche. Finalement, Valerian s’arrêta devant une porte, l’une des premières en arrivant.

— Votre chambre se trouve ici déclara le directeur en désignant la porte.

Croyant la pièce vide, Valerian l’ouvrit sans prendre garde ni s’annoncer. Le directeur se figea un instant en découvrant Norbert Kandinsky allongé dans l’un des lits de la chambre, des écouteurs aux oreilles. En voyant les visiteurs entrer, Candy tourna la tête dans leur direction, croisa un instant le regard du directeur avant de s’intéresser à la fille qui le suivait.

— Kandinsky, qu’est-ce vous faites là ? lui demanda le directeur, un peu agacé. Que faisait-il là à cette heure de la journée ?

— Quoi ? Même pas bonjour ? rétorqua Kandinsky en se redressant. Le garçon prit un air grotesquement offusqué, faussement l’indigné. J’attends l’heure de mon rendez-vous avec le très vénéré docteur Vanadis, qui doit me recevoir en ce jour à 11h30. Je compte bien lui faire l’extrême honneur de ma présence répondit finalement le jeune homme, qui mimait de manière trop peu discrète les airs du directeur. Feignant de ne pas s’en rendre compte, Valerian avisa un instant sa montre.

— Et bien, puisque vous êtes en avance, vous allez en profiter pour faire visiter les lieux à mademoiselle Taylor. M’est d’avis que votre regard éclairé ne manquera pas de lui plaire assura le directeur. Valerian se tourna vers Taylor. Mademoiselle Taylor, voici monsieur Kandinsky, avec qui vous partagerez jusqu’à nouvel ordre votre chambre. Vous avez le restant de la matinée pour faire connaissance expliqua-t-il, puis il embrassa du regard les deux résidents. Je vous attends au comptage de 12h30 dans la Grande Salle. Kandinksy, vous serez responsable de la présence de votre camarade, je compte sur vous pour faire en sorte qu’elle ne se perde pas d’ici là.

Valerian offrit au garçon un regard entendu, avant de jeter un dernier coup d’œil en direction de Taylor. Parce qu’il jugeait, de manière très arbitraire, l’avoir assez vu pour l’heure, Hayes la quitta là, accordant aux deux jeunes un simple "A tout à l’heure" chargé de froideur ou peu s’en fallait. Pendant un moment, Kandinsky l’observa disparaitre, avant de retourner à son occupation. Vraisemblablement, choisir sa musique semblait plus intéressant que de faire connaissance avec cette Taylor.