Doléances ft. Camille Pelletier

Il y avait depuis quelque temps comme un air de printemps. Bien au-delà de la date indiquée par le calendrier, Valerian – et n’importe qui d’autres – pouvait le sentir et le voir et il suffisait pour cela de jeter un œil à l’extérieur pour le constater. Libérées du froid de l’hiver, les choses autour d’eux se remettaient à vivre, s’émoustillaient, mettant parfois à mal le calme du domaine qui, lui, n’avait jamais cessé de vivre. Parmi tous ces choses qu’offrait la venue du printemps, la plus délicieuse, sans doute, était ces mâtinées qui naissaient sous l’égide du soleil, dont la douceur singulière chassait tout souvenir de l’hiver. Ainsi réchauffée, la terre laissait ressortir toute ces choses dissimulées par l’automne, qui bien vite ne manqueraient pas d’étoffer le paysage jusqu’alors dénudé.

Toutes choses avaient une fin, les bonnes comme les mauvaises, et la tranquillité ne faisait pas exception à la règle. Les yeux rivés sur son téléphone, du coin de l’œil Valerian vit s’approcher une grande perche d’un mètre quatre-vingt-neuf aux cheveux blanc … peu de gens pouvaient se targuer de le concurrencer en terme de taille, mais Camille Pelletier faisait partie de ceux-là. Grand et sec, les cheveux dressés sur la tête, il avait avec la jument qui lui avait été attribuée, Vagabone, une similitude qui ne déplaisait pas au directeur. Plutôt récent à Almara – son arrivée ne datait pas d’un mois – Pelletier faisait partie de ces jeunes qui n’inquiétaient pas tellement le directeur. Son dossier, Valerian s’en souvenait très bien et à ses yeux tout avait été découvert : il ne lui restait plus désormais qu’à l’aider à se relever, à aller de l’avant. C’était plus facile à dire qu’à faire bien sûr et Valerian le savait bien, mais le psychiatre qu’il était n’avait pas rangé le jeune homme parmi les cas sensibles … peut-être se trompait-il, et l’avenir ne manquerait alors pas de le lui prouver.

Cela n’en faisait pas moins un résident à surveiller et écouter. Si le garçon semblait bien réagir au programme – aucun incident n’avait eu lieu jusqu’à présent – Valerian était loin de considérer la partie comme gagnée et pour avoir travaillé un temps en hôpital psychiatrique, le directeur le savait mieux que quiconque : certaines réactions étaient latentes, en dormance, aussi la sécurité n’était-elle jamais pleinement assurée. Prudence est mère de sureté disaient les plus avisés et Valerian comptait bien ne pas déroger à la règle. Quittant l’écran de son téléphone des yeux, d’abord impassible le directeur observa le garçon s’assoir en face de lui. Ses mains entouraient une tasse dont l’odeur trahissait le contenu – du thé – et là où d’autres n’auraient pas manqué d’être gênés, Pelletier, lui, affichait un sourire satisfait, comme si la présence du directeur en ce lieu était exactement ce qu’il avait souhaité. Loin de se débiner, le garçon lui parla du beau temps et de son élégance et se redressant, un sourire traversa le visage du directeur. S’adossant contre le dossier de sa chaise, loin d’ignorer le stratagème de cette scène Valerian décida d’y répondre … le garçon voulait jouer, hum ? Pas de problème, sans doute ignorait-il encore que Valerian n’était pas homme à tourner autour du pot, et que son talent pour la répartie n’était pas usurpé.

— Qu’est-ce que vous insinuez, monsieur Pelletier, que je ne suis pas "élégant" le reste du temps ? lui demanda-t-il, un sourire toujours sur le coin des lèvres.

Loin d’être vexé par cette potentielle idée – Valerian se fichait bien de l’avis des résidents sur la question – le directeur espérait plutôt mettre à mal cette belle assurance qui semblait animer le garçon, un peu trop à son goût. Pelletier venait le voir en dehors de ses heures, sans rendez-vous, et loin de s’excuser de le déranger il lui cirait les bottes, un peu trop intéressé … Val était joueur et le garçon allait s’en rendre compte.

— Je peux faire quelque chose pour vous, peut-être ? questionna-t-il, l’air de rien.

Restait à savoir ce que Pelletier pouvait bien vouloir. Son téléphone ? Une sortie ? Un changement de chambre ? Pendant un instant, Valerian se demanda si Kandinsky et lui ne s’étaient pas trouvés une certaine affinité et que dans sa bonté, le junkie ne lui avait pas donné quelques tuyaux pour pourrir la vie du directeur. Cela lui ressemblait assez après tout … Valerian ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même : le directeur avait mis le garçon avec deux de ses résidents les plus turbulents, espérer qu’il s’en sorte sans mauvaise influence aurait été bien naïf.

Le garçon ne se laissait pas ébranler aussi facilement et Valerian devait bien lui reconnaître une certaine ténacité : Pelletier semblait avoir une idée derrière la tête et le jeune homme n’était pas prêt à l’abandonner. Pendant un instant, Valerian hésita à le faire mariner encore un peu en lui disant qu’il espérait bien que ce costume lui seyait bien car lui il avait couté cher ou quelque chose comme ça, mais cette idée n’aurait pas manqué de mettre en lumière cette vanité que beaucoup de résidents rêvaient de propager. Valerian était riche oui, et il avait le terrible défaut d’aimer ce qui coûtait cher … cela faisait-il de lui quelqu’un de superficiel ? Certains au domaine aimaient à le croire en tout cas, aussi Valerian se devait-il de ne pas apporter d’eau au moulin … bien que l’idée était effectivement vraie : le costume lui avait bel et bien couté cher. A la place, Valerian se contenta d’afficher un sourire qui trahissait ce qu’il savait de la situation : non, le directeur n’était pas dupe et oui, il savait très bien ce que Pelletier était en train de faire. Le garçon préparait le terrain et Valerian retint le fond plus que la forme : la manière manquait de subtilité, mais au moins avait-il le mérite d’essayer.

Valerian s’était-il attendu à ce genre de requête ? Pas vraiment, aussi sa surprise du-t-elle se voir lorsque ses yeux se posèrent sur l’article découpé par Pelletier. Le psychiatre s’était tellement attendu au pire que cette demande, au demeurant fluette, manqua de peu de le faire sourire … non pas qu’il trouvait ça puéril, non, il se trouvait juste idiot d’avoir envisagé ce qu’il avait envisagé. Quittant un instant sa tasse, ses doigts se refermèrent sur le morceau de prospectus, qu’il avisa pendant presque longtemps. Du décolorant ? Pendant un fugace instant, son regard se posa sur les cheveux blancs du garçon. Valerian aurait dû s’y attendre, pourquoi ne l’avait-il pas fait ? Soudainement, il eut de la peine pour le garçon et toutes les belles paroles qu’il avait déployé pour lui plaire. Valerian le savait : il ne pouvait pas accepter la requête du jeune homme, pour tout un tas de raisons qui lui était plus ou moins propres. Le psychiatre n’était pas sans connaître l’importance que l’apparence avait pour certains jeunes et si certains ne méritaient décemment pas qu’il s’y attarde, Camille ne faisait pas partie de ce lot : le garçon ne faisait pas de vagues au domaine, en un mot il était méritant … aussi cela le peinait-il de ne pas pouvoir récompenser ses efforts, aussi normaux et évidents étaient-ils. S’adossant de nouveau contre le dossier de sa chaise, le directeur soupira doucement, affecté.

Pelletier avait bien réfléchi à la question, Valerian pouvait au moins lui accorder ce mérite. Loin de se contenter de vouloir la chose, le garçon semblait avoir pensé à tout et le directeur devait reconnaître que ses idées se tenaient, en théorie bien sûr. Face à tant d’ingéniosité Valerian resta un moment silencieux, scrutant le garçon … en y réfléchissant lui-même, le directeur aurait-il trouvé les mêmes solutions ? Valerian n’en était pas certain. Pour ce genre de choses, le psychiatre manquait de créativité, ce qui n’était visiblement pas le cas de Camille. Le jeune homme lui avait prémâché le travail et le directeur n’avait plus qu’à signer … comment refuser en pareils circonstances ? Ce faisant, Pelletier mettait au défi cette bonne volonté que se targuait d’avoir le directeur et Valerian ne l’ignorait pas. Par soucis de cohérence, cependant, Valerian ne pouvait pas changer d’avis comme il l’aurait fait avec une chemise … quelle genre d’image cela aurait-il renvoyé ? Celle d’un homme indécis, malléable, influençable, prompt à se faire manipuler … ou bien celle d’un homme compréhensif, ouvert d’esprit, tout sauf borné ? Le risque existait et Valerian n’était pas certain de vouloir le prendre … et puis, accorder ouvertement des faveurs était la porte ouverte aux débordements, sur ce point l’avis de Valerian n’était pas prêt de changer. Assis au fond de sa chaise, le psychiatre avisa un instant sa tasse encore fumante.

Le garçon avait compris le sous-entendu et Valerian ne pouvait en être que satisfait. Malgré les apparences et toute l’énergie qu’il déployait parfois pour paraître imbuvable – c’était là une stratégie plutôt controversée pour se protéger – Hayes gardait pourtant au fond de lui une volonté de satisfaire les gens, dans la mesure du possible et du raisonnable ; chevalier noir, il se complaisait à les voir heureux dans l’ombre, loin des projecteurs de la gratitude.

— Vous comprenez vite, c’est bien déclara Valerian lorsque Camille résuma la situation. Je ne manquerai pas de vous tenir informer de l’avancement de la … situation assura-t-il.

Déjà, le directeur avait une petite idée de comment amener la chose. Il allait lui falloir le soutien de Thomas, l’infirmier en chef, mais le psychiatre savait que ce ne serait pas là un problème. Thomas n’était pas du genre à poser des questions à tout bout de champ et encore moins à les ébruiter.

Valerian s’était imaginé que ses dernières paroles concluraient leur discussion, mais c’était sans compter l’importance que semblait donner Camille à cette histoire de prénom. Loin de se débiner, le jeune homme ne manqua pas de lui donner son avis sur la question, s’osant même à proposer un vote pour élucider ce qui était un problème pour beaucoup de résidents. Presque instantanément Pelletier s’excusa de son audace, hélas Valerian était un peu trop pédagogue pour laisser ses choix sans explications. Le directeur savait conscience que la grande majorité des résidents à Almara – et même ses employés d’ailleurs – goûtaient peu à la manière dont il les nommait. Monsieur machin, mademoiselle machine, c’était pompeux et énervant et Valerian le savait bien, malheureusement Hayes était de ceux qui donnait aux autres ce qu’il attendait d’eux. Le directeur ne souhaitait pas vois ses résidents l’appeler Valerian, et il y avait pour lui une sorte de justice à respecter les mêmes règles. C’était comme ça que le directeur respectait ses résidents, mais il n’y avait pas que cela.

— Je sais que beaucoup d’entre vous êtes rebutés par cette idée. Pour certains il s’agit juste d’un désagrément, pour d’autre un véritable rappel de cette part d’eux qu’ils souhaitent oublier. Je sais que ça ne plaît à aucun des résidents, mais je suis là pour vous aider, pas pour vous materner affirma le directeur. Valerian ne parlait pas spécifiquement de Camille, mais bien de l’ensemble des résidents. Dehors, les gens ne se gêneront pas pour vous appeler par vos noms. Dans le monde du travail, les gens l’utiliseront pour vous mettre mal à l’aise, pour vous déstabiliser … vous devez vous y habituer expliqua Valerian. Ce nom est celui de vos parents, mais aussi le vôtre. Vous devez vous l’approprier, faire la paix avec son histoire afin de pouvoir en écrire une nouvelle ajouta-t-il.

Un seul nom ne pouvait-il pas avoir plusieurs histoires ? Valerian voulait y croire, mais il y avait pourtant dans son discours un paradoxe abyssal pour ceux qui le connaissaient bien. N’avait-il lui-même jamais su se défaire de l’ombre de son père et du nom qu’il lui avait légué ? Fais ce que je dis mais ne fais pas ce que je fais. Camille et les autres se devaient de ne pas faire les mêmes erreurs que lui, car contrairement à eux Valerian en connaissait les conséquences, les subissait aujourd’hui encore.

— Je ne dis pas que c’est facile, mais c’est ce que vous devez faire pour avancer poursuivit le directeur. Le prénom a quelque chose d’intime. Durant votre vie, les gens s’en serviront pour gagner votre confiance, pour vous amadouer, pour vous faire croire qu’ils sont vos amis alors qu’ils ne le sont pas … je ne suis pas alarmiste, je suis réaliste. Gardez votre prénom pour vos amis et vos proches, et laissez votre nom aux autres. Ils penseront que c’est une arme : faites-en un bouclier, et personne ne pourra s’en servir contre vous déclara Valerian.

Le psychiatre resta un moment silencieux. Le garçon s’était-il attendu à un tel discours en proposant son idée ? Surement pas, mais Valerian n’était pas avare de leçons. D’aucuns y voyaient une certaine présomption tout à fait insupportable – après tout, Valerian Hayes pouvait-il vraiment se permettre de donner des leçons ? – d’autres une sagesse gagnée avec le temps et sans conteste les échecs. Camille était libre de choisir son camp, et donc la manière d’aborder la chose.

— Bref conclut-il finalement, balayant ainsi l’ennui qui avait sans doute gagné le jeune homme. S’éclaircissant la voix afin de parler plus fort, Valerian désigna la sortie. Barrez-vous, Pelletier, et ne venez plus m’emmerder avec vos histoires de cheveux.

Attirés par le ton, certains regards se tournèrent dans leur direction. Valerian dut faire un effort pour ne rien laisser paraître et sans un mot de plus, il fixa le garçon jusqu’à ce qu’il eut disparu. Camille ne manquerait pas d’avoir des nouvelles de leur petite affaire, sans doute plus tôt qu’il ne l’imaginait.